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Trésor

samedi 7 mai 2022, par Frédéric Urbain

Nouvelle inédite, sous licence CC-0, à l’occasion du Ray’s Day 2019.

Ma plus grinçante.


Il se sentait comme un con, avec son bouquet. Il le posa gauchement sur le béton du caveau. Devait-il dire quelque chose  ? Parler à son épouse morte  ? Et qu’est-ce qu’il pourrait raconter  ?

«  Salut, c’est Trésor  »  ?

Elle continuait ​à l’appeler «  Trésor  », comme au début de leur mariage, malgré l’habitude et la distance qui s’étaient installées. Il n’y faisait même plus attention. Elle n’avait quasiment jamais prononcé son prénom. Trésor, il trouvait ça ridicule, pour lui Trésor c’était un joueur, il ne suivait pas le foot mais à l’époque tout le monde parlait de Marius Trésor.

Déjà de son vivant, il y avait parfois des journées entières de silence. Sauf quand elle l’engueulait. Elle ne risquait plus de lui passer un savon parce qu’il était rentré éméché, pour sûr. Des fois il croyait l’entendre ronchonner et il courbait instinctivement les épaules pour encaisser les reproches, mais c’était dans sa tête.

Quatre ans de silence. Quatre ans qu’elle était là. Quatre ans qu’elle n’était pas remontée de son jardin, saisie par une attaque. Quand il avait constaté son retard, il s’était bien interrogé, mais il n’avait pas bougé.

C’était un jour comme ça où il avait de la rancune. Il ne savait même pas à propos de quoi. Une partie de lui (une grosse partie) avait espéré qu’il s’était passé quelque chose. S’il descendait voir, il pouvait la trouver respirant encore et se sentir obligé d’appeler les secours. Alors il avait attendu, assis à la table de la cuisine, sans allumer dans le soir tombant. C’est le voisin qui avait donné l’alerte. Trop tard. Quatre ans qu’il s’était dit «  enfin libre  ».

Sa liberté, il n’en avait pas fait grand-chose, à vrai dire. Il avait glandé, comme avant. Traîné au bistrot avec des copains qui n’en étaient pas. Des relations de zinc. Si un jour il ne se pointait plus au troquet, les gars parleraient de lui pendant la première tournée, à la rigueur. Ils l’auraient oublié avant de finir la deuxième. Comme l’Albert qui s’était effondré dans sa cheminée un soir d’hiver et qui avait cramé des cheveux jusqu’à la taille. Il avait lu cette autre histoire du gars qui payait tout par prélèvement, et dont le compte avait fonctionné pendant onze ans après son décès, la retraite tombait, les dépenses se payaient toutes seules, le loyer, le gaz, le téléphone, l’eau et l’électricité, comme une machine auto-entretenue. Onze ans sans que personne ne s’inquiète.

Simplement, lui, quand il revenait à la maison, maintenant, le poêle était froid. Le feu de bois, c’était pas comme le prélèvement automatique. Il fallait un couillon pour mettre des bûches dedans. Il n’y avait pas de soupe sur la cuisinière. Il ouvrait des conserves. Il les mettait à chauffer au bain-marie dans une casserole d’eau et mangeait directement comme ça. Il ne faisait plus son lit. Enfin, il n’avait jamais fait son lit, mais il n’y avait plus personne pour le faire à sa place. Quatre ans qu’il était plus ou moins clodo, en somme. Sa première lessive avait été un cauchemar. Rouge de honte, il avait dû chercher le mode d’emploi du lave-linge.

Le jardin, évidemment, était resté en l’état. Les lièvres et les chevreuils se servaient, les herbes folles poussaient. Même les frênes avaient eu le temps de prospérer. Croyez-le si vous voulez, il avait survécu pendant ces quatre ans en mangeant des fruits et légumes de son propre jardin. Ça produisait tellement, il y avait tellement de réserves, qu’ils vivaient en quasi-autarcie. C’est qu’elle avait la main verte, sa bonne femme  ! Elle échangeait même du surplus contre des cuissots de sanglier, des canards, des oies, des gigots, auprès des éleveurs et des chasseurs du coin, au point qu’il lui avait fait une scène, la soupçonnant d’échanger ses cuissots à elle. Elle s’était vexée, lui avait balancé une louche à potage à la figure. Qu’est-ce que ça pourrait bien te faire, avait-elle hurlé, puisque tu ne me regardes plus  ! Elle était au-delà du chagrin, elle pleurait de rage. Il avait compris qu’il avait fait vibrer une corde sensible. Son honneur, son amour-propre de femme honnête. Elle avait renchéri qu’elle se donnait du mal pour les faire vivre tous les deux. Qu’elle était obligée de veiller à tout, de «  faire attention  » pendant que lui se laissait vivre sans se soucier de rien. Elle lui serrait les cordons de la bourse, mais pour son bien, parce que le jour où ils devraient «  se placer  », ça coûterait cher, et que personne ne les aiderait. C’était son angoisse, la perte d’autonomie. Elle vendait même ses confitures sur le marché. Elle s’était mise à faire son pain, cultivant son levain comme elle cultivait des courgettes ou des haricots verts. Il n’avait même pas remarqué tout de suite qu’il ne mangeait plus celui de la boulangerie. Depuis qu’il en achetait de nouveau, il le trouvait fadasse, et dur comme la pierre au matin.

La semaine dernière, le voisin était venu lui proposer de lui acheter le jardin. Puisqu’il n’en faisait rien. Il avait bien senti l’insinuation. Alors il avait descendu le chemin, pour la première fois depuis des années. Il lui arrivait d’aider, de temps en temps, quand il y avait des travaux lourds, arracher les patates, remonter les potirons, une brouette de pommes. Dans la cabane, il avait récupéré des outils, du matériel qu’il n’utiliserait probablement jamais mais qu’il ne voulait pas laisser au voisin. Et puis au fond, sous une tuile. Trésor.

Il avait ressorti un costume trop petit pour monter à Paris, avait pris le train et le métro en s’imaginant que tout le monde regardait son allure de cul-terreux et sa lourde valise. Le numismate de la rue du Louvre avait sifflé en voyant les louis.

«  Elle a bien eu raison, votre dame, vous savez. L’or, on dira ce qu’on voudra, c’est d’un bon rapport. Les livrets, les placements des banquiers, ça ne rapporte plus rien, les taux sont tellement bas. L’or et la pierre, il n’y a que ça de vrai. Mais je ne vais pas pouvoir vous donner de l’espèce pour tout ça, il y a trop, déjà je n’ai pas assez ici, et puis le fisc ne nous louperait pas.  »

Pendant toutes ces années, elle n’avait pas dépensé un fifrelin, le jardin leur avait permis de vivre sans jamais tirer sur sa petite retraite, et elle avait posément, patiemment, préparé leurs vieux jours.

Et lui ne savait ni quoi dire ni quoi faire, debout dans ce cimetière, les poches pleines de billets.

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