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Le chien de l’organiste
lundi 22 août 2016, par
Cette nouvelle a été publiée dans le cadre du Ray’s Day 2016.
Elle est placée sous licence CC-0, c’est-à-dire que vous êtes libre de la diffuser, la modifier, l’adapter, comme bon vous semble.
C’est aussi un hommage à mon père qui racontait souvent cette histoire en jurant qu’elle était authentique, et qu’elle était arrivée à l’un de ses amis, organiste comme lui. J’ignore ce qu’il en est, mais j’ai souvent vu des chiens-guides au travail et ces braves animaux méritent, à coup sûr, le respect.
De tous les moments qui ponctuaient la messe dominicale, l’organiste appréciait particulièrement l’Eucharistie. Pendant que le curé donnait l’hostie à la longue file des communiants – je vous parle d’un temps où il fallait être vu à l’église – il improvisait pour faciliter le recueillement des plus dévots et meubler l’attente des autres. Puisant dans l’extraordinaire mémoire qui compensait sa cécité, il allait chercher des morceaux plus ou moins compliqués, selon son humeur. Il rejouait parfois avec nostalgie les aimables exercices d’orgue que lui imposait, trente ans auparavant, monsieur Robert Barth, son professeur vénéré. Certains jours, il rendait hommage à Pierre Cochereau dont il réécoutait sans cesse les enregistrements. Enfin, depuis quelque temps, quand il voulait marquer sa fantaisie, il ne s’interdisait pas d’introduire des pièces plus profanes, en les jouant à la manière lente des chants liturgiques. Il avait commencé par un negro spiritual de Rhoda Scott, car après tout c’était aussi de la musique religieuse, puis il s’était peu à peu enhardi. Il se plaisait à rendre hommage aux musiciens aveugles, et après avoir placé Georgia On My Mind sans se faire remarquer, il se demandait quel tube de Stevie Wonder il pourrait recycler. Heureusement pour lui, je vous parle aussi d’un temps où Les sunlights des tropiques ne brillaient pas encore.
Pendant qu’il jouait, il restait attentif au piétinement des fidèles qui avançaient doucement vers l’autel, et l’acoustique de la vénérable église du treizième siècle était si parfaite qu’il entendait distinctement l’officiant murmurer « le corps du Christ » à chacun. Quand l’un et l’autre cessaient, il se préparait à mettre fin à sa rêverie musicale pour laisser l’abbé reprendre le cours de sa messe. Mais celui-ci, invariablement, descendait tranquillement la nef, entreprenait la rude montée en colimaçon vers la tribune où trônaient, imposantes, les orgues. Il allait donner la communion à son organiste.
Les deux hommes s’estimaient. Le curé avait l’oreille fine et chantait remarquablement juste, alors que son prédécesseur avait dû roupiller pendant les cours de musique du séminaire, ce qui obligeait son accompagnateur à jongler avec les demi-tons, un coup au dessus, un coup en dessous, pour satisfaire aux règles de l’harmonie. Certes, l’organiste était joueur, mais il appréciait son nouveau confort à sa juste valeur.
Son chien-guide aussi préférait ce curé-là. Il l’attendait au débouché de l’escalier de la tribune, nerveusement assis, la queue fouettant le banc d’orgue, les oreilles dressées haut. Le prêtre avait toujours dans la poche de son aube une rondelle de saucisson pour le chien. Il n’allait pas jusqu’à lui présenter son sauciflard comme il l’eût fait d’une hostie, c’eût été à la limite du blasphème. Le Corps de Jésus ne pouvait raisonnablement pas être représenté par du pur porc de chez Cochonou. En revanche il n’oubliait jamais de bénir la brave bête de ses deux doigts.
Un dimanche de Pâques, la vieille église était bondée, au point que certains fidèles avaient pris le parti de monter dans la tribune pour assister à l’office. Celle-ci, équipée de quelques bancs, était suffisamment vaste pour le permettre : elle était conçue pour recevoir une chorale. Tout ce monde s’était donc installé vaille que vaille autour de l’orgue, et le labrador de l’aveugle s’était ramassé derrière le pédalier pour laisser de la place.
Au moment de l’Eucharistie, l’abbé escalada l’escalier de la tribune avec une provision d’hosties et en donna une à chacune des personnes présentes, pendant que le chien de l’organiste patientait sagement en remuant la queue. Quand le tour de l’animal arriva, il engloutit sa tranche de saucisson et reçut sa bénédiction avec toute la dignité d’un croyant. Alors qu’il était sur le point de redescendre, le curé, qui avait l’oreille fine, on l’a vu, capta alors le murmure scandalisé et réprobateur d’une bigote qui parlait de « parodie de sacrement » à propos de « ce chien » à sa voisine. Il se retourna d’un bloc. Les témoins de la scène certifièrent qu’il était livide, de la couleur même de son impeccable vêtement sacerdotal.
« Madame ! » dit-il, et ce « madame » était terrible, il lançait des éclairs. Ce prêtre était connu dans tout le département pour l’éloquence de ses sermons, dont on disait qu’ils n’étaient jamais écrits d’avance. « Madame, sachez que depuis mon arrivée dans cette paroisse, ce chien, comme vous dites, n’a pas manqué une seule de mes messes. Ce chien consacre son existence à aider, à guider, à aimer. Ce chien subit les aléas de la vie sans jamais se plaindre, il supporte le son de l’orgue qui ne doit pas être aussi doux à ses oreilles qu’aux nôtres et par-dessus le marché voilà une heure que vous chantez faux à un mètre de lui. Ce chien fait la fête à tout le monde sans distinction de couleur, de classe, de richesse, de sexe ou de religion. Jamais je ne l’ai entendu murmurer quelque propos méprisant au sujet de qui que ce soit, lui. Alors, madame, je vous le dis tout net, regardez bien ce chien qui est là à vos pieds, regardez-le de toute votre hauteur ; ce chien ira en Paradis. Quant à vous, je ne peux rien garantir ! »
Le prêtre avait parlé sans emphase, sans hausser le ton, ce qui rendait sa diatribe encore plus cinglante. La redoutable acoustique du majestueux bâtiment avait cependant porté sa voix jusqu’à l’oreille la moins attentive.
Surtout que, sans qu’on eût pu dire à quel moment exactement, l’organiste avait cessé de jouer.
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