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J’ai joué la toccata et fugue en ré mineur

dimanche 7 novembre 2021, par Frédéric Urbain


J’avais à peine franchi la porte que mon père me tomba dessus, excité comme une puce.

« Regarde mon nouveau jouet ! »

Il me traîna dans la salle à manger sans me laisser le temps de saluer ma mère.

Il adorait les gadgets. Si vous voulez savoir pourquoi je suis aussi technophile, ne creusez pas plus loin. Lors de précédentes vacances, il m’avait déjà fait faire un détour par le magasin de l’Association Valentin Haüy, rue Duroc, pour lui rapporter la toute première calculette parlante. Il a dû l’utiliser trois ou quatre fois en tout et pour tout. Mon père dédaignait le cubarithme, un étrange engin qui permet aux aveugles de faire des opérations arithmétiques. Comme beaucoup de ses semblables, il avait développé des compétences en calcul mental qui lui permettaient de s’en passer la plupart du temps. Il était notamment très fort avec le calendrier, et pouvait dire quel jour de la semaine était tombée (ou tomberait) n’importe quelle date entre le début du XXème siècle et la fin du suivant. Ça m’a toujours fasciné et j’ai plusieurs fois tenté de le prendre en défaut. Quand je lui demandais comment il faisait, il avait un geste de modestie et expliquait qu’il se référait à un événement historique ou familial connu, et qu’ensuite « il suffisait de compter les semaines de sept jours ».

Cette fois-ci, il avait tapé un peu plus haut, en termes de budget, que la calculatrice ou la pince Dymo en Braille.

Sur son stand trônait un magnifique synthétiseur flambant neuf. J’en avais déjà vu de près, parce qu’à Paris je traînais avec un gars de ma classe qui en jouait. Je savais donc à peu près ce qu’on pouvait en tirer.

J’allumai l’engin et vis tout de suite que mon père aurait besoin de moi. L’écran à cristaux liquides était encadré de boutons qui permettaient de naviguer dans les menus, et dont les fonctions changeaient en fonction de l’endroit où l’on se trouvait dans la hiérarchie des programmes. Comme souvent, le bidule était donc inutilisable pour un aveugle, sauf à en apprendre tout le fonctionnement par cœur. Quand on ne voit pas, on doit stocker une quantité de trucs dans sa mémoire. Les musiciens, par exemple, ne peuvent pas lire une partition en Braille en même temps qu’ils jouent.

Pour mon père, ça n’avait rien d’insurmontable, à condition d’avoir un voyant qui prenne le temps de lui montrer. Je reniflais le coup monté, mais le défi m’amusait plutôt.

Une fois un peu installé pour les vacances scolaires, je commençais à potasser le manuel du clavier électronique. Ne croyez pas ce qu’on vous raconte : les vrais geeks lisent le mode d’emploi. C’était d’ailleurs assez gratifiant. Moi qui n’étais pas musicien du tout, je découvris des fonctionnalités qui me permirent rapidement de briller. Une boite à rythmes intégrée fournissait la basse et la batterie, et surtout, un mode « polyphonie » très astucieux générait un accord si on jouait une unique note. Avec deux doigts et sans rien comprendre à ce que je faisais, je jouais bientôt des morceaux entiers, épatant mon paternel.

Après lui avoir fait faire le tour du propriétaire, je lui proposai une démonstration avec des sons d’instruments dont il jouait ou qu’il appréciait. Je passai rapidement sur le piano, qu’il ne maîtrisait pas faute de pratique. Surtout, j’avais constaté que le clavier n’était pas dynamique. On pouvait appuyer aussi fort qu’on voulait, le son et l’attaque restaient au même niveau. En revanche je m’attardai sur l’accordéon, la clarinette, le violon et je terminai par un son de grand orgue que j’avais trouvé pendant qu’il était parti jouer sa messe.

Là, je frappai un grand coup. Il posa quelques accords et fut sidéré par le rendu du petit instrument.

« Il faut que je montre ça au père Barth ! », annonça-t-il comme si l’idée venait de lui traverser l’esprit. Tu parles ! Il devait préparer ce coup-là depuis le début.

Se ruant sur le téléphone, il composa le numéro, de mémoire, évidemment. Quand on décrocha à l’autre bout il ne prit pas la peine de s’annoncer.

« Robert ! Il faut que tu viennes voir ce que j’ai acheté ! »

Les membres de l’amicale des anciens élèves de Santifontaine manifestaient un respect onctueux à leur vénérable professeur d’orgue. Des cohortes d’organistes aveugles gagnaient leur vie grâce à lui en faisant chanter les fidèles de dizaines d’églises ou en enseignant à leur tour. Tout le monde le vouvoyait, on ne l’appelait jamais autrement que « monsieur Barth ». Mon père, lui, avait très vite décidé de le tutoyer et de l’interpeller par son prénom, souvent d’un bout à l’autre de la salle des fêtes où l’association se réunissait. Il lui racontait aussi d’affreuses blagues, souvent bien en-dessous de la ceinture, et il n’y avait pas besoin de voir clair pour se rendre compte du large sourire qu’affichait le vieil homme en présence de son garnement préféré.

Le jour de ce coup de fil, je compris l’indignation des anciens camarades de mon père. Il venait quand même de convoquer un aveugle de plus de quatre-vingts ans qui, perclus d’arthrose, marchait plié en deux, ainsi que son épouse, infatigable sherpa, les forçant à traverser toute la métropole de Nancy en bus pour venir entendre le rendu sonore d’un bidule électronique. Après une rapide explication, rendez-vous fut pris pour l’heure du goûter, parce qu’il était un peu tard pour les inviter à déjeuner au débotté.

À l’heure dite, je fis entrer les Barth dans notre appartement. Les dames filèrent bien vite pour aller prendre un chocolat chaud au centre commercial, me laissant gérer les deux vieux.

Il me fallut refaire une démo complète de l’instrument, ponctuée par les « écoute ça, Robert ! », et de nouveau je terminais par le son nommé « Grand Organ ».

Le vieux professeur pencha la tête, effleura le clavier devant lequel je l’avais prié de s’asseoir.

« Il faut qu’on sache ce qu’il a dans le ventre, et pour ça je ne connais qu’un seul morceau ».

Il marqua un temps d’arrêt et mon père compléta sa pensée :

« La toccata et fugue en ré mineur ! »

Je savais de quelle œuvre il s’agissait. Pas tellement parce que mon père, comme son vieux professeur, vouait un culte immodéré à Jean-Sébastien Bach, mais surtout en tant que générique de l’une de mes émissions préférées. Ayant lu que le synthétiseur était limité quant au nombre de notes qu’il pouvait émettre en même temps, j’eus peur que les anciens ne courent à la déception.

M. Barth réfléchissait, lui aussi.

« Évidemment, ton engin n’a pas de pédalier, c’est ennuyeux. À la rigueur, on peut s’en passer. Sauf pour le do grave. On ne peut pas jouer la toccata sans le do grave. »

Il se tourna vers moi, qui me trouvais à senestre : « Gamin, m’ordonna-t-il d’un ton sans réplique, tu feras le do ! Quand je te le dirai tu joueras le do qui est là-bas tout à gauche ! »

« Je veux bien, monsieur Barth, mais je suis bien incapable de distinguer un do d’un mi sur un clavier. »

Il eut un claquement de langue agacé. Avec une précision et une vitesse surnaturelles, il attrapa ma main d’un poigne de fer, sélectionna mon index parmi mes doigts, et le posa sur une touche en tâtonnant à peine.

« Quand je te le dis, tu appuies là-dessus et tu ne lâches plus ! ».

Alors, ce vieillard aveugle et tout tordu prit ses repères, inspira un bon coup, et commença à jouer ce morceau de bravoure que j’avais entendu des dizaines de fois à la télévision.

Encore aujourd’hui, en vous l’écrivant, je vous jure que j’en ai des frissons.

Les notes coulaient comme de l’eau. Subrepticement, mon père avait poussé tous les potards du petit synthé à leur maximum. Les bibelots de ma mère tremblaient sur le buffet. Les voisins devaient être planqués sous leur table en attendant que l’immeuble s’effondre.

J’en avais presque oublié ma mission quand le professeur me cria « le do, gamin, le do ! ».

Alors, j’appuyai à m’en faire blanchir les phalanges et regardai intensément, moi seul qui pouvais les voir dans ce moment d’exception, les visages hilares de mes complices.

J’ai joué la toccata et fugue en ré mineur.


Entendre la toccata et fugue dans Wikipédia

Une histoire de Santifontaine

J’ai déjà rendu hommage à monsieur Robert Barth dans la nouvelle Le chien de l’organiste.

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