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Voyage voyage

lundi 2 mai 2022, par Frédéric Urbain

Mix de deux nouvelles pour participer à un concours.

Pas de licence attribuée à l’époque, alors disons qu’elle est en CC-BY-SA 4.0 (Frédéric Urbain)


« Il y avait beaucoup de monde dans le réseau express régional vers six heures du soir. »

Elle lit ça par-dessus l’épaule d’un type. La première phrase de son bouquin. Il paraît que c’est important, la première phrase. Décisif. Elle trouve celle-là pas terrible. Elle entend distinctement un baladeur brailler un vieux tube des années quatre-vingts. « Voyage, voyage, plus loin que la nuit et le jour, voyage, dans l’espace inouï de l’amour »… Pour être bondé, c’est bondé, se dit-elle. Je vais ressortir de là toute froissée toute décoiffée. Moi qui me suis mise sur mon trente et un pour ce rendez-vous. Un entretien d’embauche à la con. Elles étaient au moins vingt sur le coup. Impossible de savoir si elle avait plu au recruteur. Physiquement, ça oui, pas de doute. Il avait reluqué ses genoux quand elle s’était assise. Si ça se trouve, le poste est pourvu depuis longtemps et ce salopard continue de faire venir des candidates pour regarder sous les jupes. Elle a des envies de gros mots. D’insulter le premier qui lui marchera sur les pieds. Mais c‘est sans doute monnaie courante, ici.

Elle sent la déprime monter. Ca ne me vaut rien, les transports en commun. Trop de temps pour réfléchir. Elle comprend le Lecteur qui s’accroche à son livre, bien qu’il ait été obligé de se lever. Surtout, éviter l’introspection.

D’habitude, elle est une Conductrice. Elle s’enferme dans sa vieille Ford comme dans un cocon, met de la musique et se concentre sur sa route. Et elle ne pense surtout pas qu’elle a trente ans, un minuscule appartement qu’elle paye la peau des fesses, pas de boulot, un mec toujours en vadrouille, pas d’animal, peu d’amies, pas d’argent. Une Ford qui n’a pas démarré cet après-midi et qui l’a mise en retard pour ce job, qui de toute façon ne l’intéresse pas. Joli bilan. Le train s’arrête en station et elle a un moment de panique en voyant le monde sur le quai, de l’autre côté de la vitre. Les portes s’ouvrent sans douceur (déjà une agression) et la foule s’engouffre. Elle se sent godiche, au milieu de ces habitués, ne sait pas où se mettre, se fait pousser de droite et de gauche. Elle recule vers le coin et bouscule une écolière qu’elle n’avait pas vue. Une caricature de fillette. Jupette, collant de laine blanc, chandail, cartable, tâches de rousseur, petit béret penché crânement sur l’oreille.

— Oh, excuse-moi. Puis, plus fort : ne poussez pas, il y a une petite fille, là.

La Fillette la regarde en soulevant un sourcil, semblant dire « mais de quoi tu te mêles, toi, la grande ? Tu crois que je fais comment, les autres jours, quand tu n’es pas là pour jouer les sauveuses ? »

La Conductrice se sent rougir. La môme est sûrement sur cette ligne à longueur d’année, serrée sans se plaindre, le nez à hauteur d’aisselles. Qui sont les parents qui laissent une enfant de cet âge (quel âge, au fait ?) circuler seule dans Paris ? La Conductrice ignore tout des galères de la maman qui travaille, des baby-sitters qui vous lâchent du jour au lendemain, des frais de garde qui bouffent les deux tiers (les trois quarts ?) d’un salaire de secrétaire, le reste étant englouti dans les trajets jusqu’à la Défense, le repas du midi, le pressing des tailleurs et les collants filés.

Décidément, la déprime s’installe.

Heureusement, son petit ami rentre ce soir. Il n’a pas appelé, il n’appelle jamais, il se comporte toujours comme si leur histoire était une passade. Il a sans doute peur que ça devienne trop sérieux. Elle avait prévu de l’attendre chez lui, puisqu’elle a enfin réussi à avoir ses clés, de lui préparer une dînette et d’être câline, très câline. Mais surtout, surtout, ne pas lui sauter dessus, il déteste ça. Avec cette histoire elle est à la bourre et aura déjà de la chance si elle arrive avant lui.

Elle descend (s’extirpe) en même temps que la petite fille et s’amuse à la laisser passer devant. La môme connaît les couloirs comme sa poche, c’est déjà une vraie petite parisienne, elle se faufile comme une anguille et attrape l’escalator avec une bonne longueur d’avance sur la foule. Elle ne se contente pas de se laisser monter mais escalade vaillamment les marches.

La grande la regarde partir, sans se soucier du gars qui s’est posté deux marches derrière elle pour voir ses cuisses. Va, petite, va faire tes devoirs et surtout prépare-toi un bel avenir. Pour moi, c’est sans doute déjà foutu.

« Attention, attention. Le train en provenance de Strasbourg et à destination de Paris entre en gare voie 3. Éloignez-vous de la bordure du quai. »

« Nancy, Nancy. 7 minutes d’arrêt. correspondance pour Thionville... »

Le Voyageur empoigne sa valise, s’approche de la portière qui s’ouvre. Poliment, il laisse descendre. Puis grimpe prestement, comme par défi, comme pour se prouver il ne sait quoi. Deuxième classe, non fumeurs.

— Pardon madame, est-ce que cette place est libre ?

Elle hoche la tête, ne daigne pas répondre, lève à peine les yeux de son tricot, une brassière bleue. Il imagine une sœur enceinte, un neveu qui s’annonce. Et si c’est une nièce ? Le drame. Quoique, de nos jours, grâce à l’échographie, plus de surprise.

Il installe sa valise, sort le Monde, plie soigneusement son veston, s’assied. C’est parti pour trois heures. A quand le TGV-Est ? Il a fallu compter avec le tunnel sous la Manche, puis le TGV Atlantique, ça fait des années qu’il l’attend, cette ligne vers l’est. Les priorités changent. Au moment de déplier son journal, son regard parcourt la travée d’en face. Elle a trente ans, une longue jupe raisonnablement fendue sur de belles jambes bronzées, des yeux noirs et profonds, un pli soucieux au front, un tee-shirt sagement décolleté et pas de soutien-gorge. Pas plus obsédé qu’un autre, mais c’est quelque chose qu’il remarque. Il aime les seins en liberté et déteste ces bidules de haute technologie qu’on leur fait porter. Ainsi sanglées, il leur trouve des allures de chevaux, et il peste souvent contre ce « harnachement ».

Les causes du pli soucieux sont approximativement âgées de deux et cinq ans, et respectivement occupées à tenir en équilibre sur l’accoudoir central de la banquette et à faire rouler une petite voiture avec force bruits de moteur, embrayage, crissements de pneus, démarreur capricieux même. Un livre ouvert est posé en accent circonflexe à côté d’elle mais on devine que sa lecture n’a pas dû progresser beaucoup depuis le départ. Autour s’amoncellent pêle-mêle les blousons des Garçons, un biberon de grenadine, un sac de billes, une barre chocolatée en voie de liquéfaction, un mannequin de plastique en pleine guerre contre les viets, mieux équipé et plus musclé que Stallone et Schwarzenegger réunis, un cabas renversé et quelques papiers d’emballages obsolètes. Le Voyageur attaque la première page du Monde en évoquant des images d’exode en noir et blanc, étonné de ne pas apercevoir une bicyclette ou un matelas roulé.

Il a à peine eu le temps de constater avec une satisfaction un peu chauvine que le dollar a perdu 12 centimes qu’un cri fait soudain lâcher une maille à sa voisine. L’accoudoir central tendu au-dessus des chutes du Niagara vient d’être secoué par un vent de travers dû à un virage du train, et le funambule a été précipité vers une mort horrible dans les bras de sa mère, 200 mètres en contrebas.

Dans l’allée, un drame se noue : la voiture a vicieusement profité de la diversion créée pour tomber en rade, obligeant son courageux pilote à terminer le Paris-Dakar à pied et en zigzag à cause du mouvement du train qui perturbe le fonctionnement de sa boussole. Heureusement, sa gourde est encore à moitié pleine de potion magique à la grenadine. Il aurait une chance d’y arriver s’il ne devait faire un large détour pour éviter le Contrôleur qui émerge du soufflet au bout de la salle fumeurs, protégé par un brouillard artificiel à couper au couteau. Il s’avance, inexorable, titubant de la démarche caractéristique des envahisseurs. Le jeune aventurier contemple un moment l’arme inquiétante qui cliquette dans la main droite de l’extra-terrestre, comprend qu’il n’est pas prêt pour l’affrontement et opère un savant repli stratégique. Il bouscule ce faisant un Vénérable qui sourit et lui tapote la tête d’un air indulgent avant de regagner sa place, retour des toilettes avec le sentiment du devoir accompli.

Le Contrôleur, enfin parvenu à hauteur de la Mère, prouve habilement son intelligence en demandant :

— Ce sont vos enfants, madame ?

À quoi elle répond oui, mais qu’est-ce que tu voulais qu’elle y répondît ? L’évidence ne fait pas de cadeau.

Peut-être est-ce le courant d’air qu’il produit en se tournant vers le lecteur du Monde, ou le virage qu’entame le train, ou simplement même l’œuvre du Malin, mais la petite voiture choisit ce moment-là pour choir de la table dépliée. Le Voyageur voit le Garçon se pencher, de plus en plus, au lieu de mettre pied à terre, il entend la Mère le mettre en garde, et le Contrôleur s’interpose, masquant la scène, indifférent au suspense de la situation.

Tendant son billet, il perçoit un bruit court et sec, choc d’un menton sur le sol du wagon, avec tout de même un arrière-goût de poisseux, suggérant des visions souvenirs. Le bruit des petits chats s’écrasant sur le béton de la cour, sans un cri, terminant déjà leur pitoyable vie tout juste commencée. Tout ça parce qu’on ne pouvait pas les garder, c’est maman qui l’avait dit.

Comme pour les petits chats, c’est le silence qui a succédé à la chute. Un silence de trois secondes, une éternité, trois secondes, pendant lesquelles le wagon non-fumeurs tout entier attend, retenant son souffle. Alors le cri vient, perçant, modulé, puissant. On voudrait s’agripper les oreilles pour étouffer sa progression, mais on sent que c’est inutile, comme Heywood Floyd face à AMT-1 sur la Lune.

Par bonheur, la Mère est là. Elle console, elle berce, elle atténue l’ultrason et ramène le calme. On dit de lui qu’il précède la tempête, en cinq lettres, commençant par un C, se récite le Voyageur. Le Vénérable, ému, n’ose pas affronter le petit visage baigné de larmes. La brassière n’avance plus, la tension est trop forte, on devine de l’irrémédiable dans cette interruption. Tout en marmonnant des sentences sur le mérite qu’il y a à prendre la pilule, la future Tante tente de reprendre la situation en main. C’est alors que la ligne passe une large rivière et les Garçons se mettent à la fenêtre pour s’extasier en chœur, et ce d’autant plus que, comble de bonheur, des vaches font consciencieusement leur travail de vaches en regardant passer le train depuis la berge. Le Vénérable regarde sa femme, assise à ses côtés, et le Voyageur comprend qu’il n’est pas le seul à revivre certaines scènes grâce (ou à cause de, dans son cas) aux chérubins. Suit un concert de meuglements, plus ou moins réussis, qui fait fondre la salle non-fumeurs, devenue planète homogène dans l’instant. L’exception est vaillamment constituée par la Tante tricoteuse, bougonnant toujours mais couverte par les Garçons qui en sont maintenant aux rugissements, un féroce couple de lions s’étant attaqué au troupeau.

Le train est déjà au tunnel. Cela fait presque un an que le Voyageur le voit en travaux, ce tunnel. Il ne sait pas trop ce qu’on y fait, suppose un élargissement. Le convoi ralentit et de loin en loin retentit une stridente sirène, bientôt imitée par les Garçons qui se trouvaient justement à court de bruitage, les lions repus s’étant endormis. Pour lors, la sirène est beaucoup moins charmante que les meuglements et rugissements. Par voie de conséquence, la salle non-fumeurs est tout de suite moins approbatrice. Cette fois-ci, la Mère a beau multiplier les appels au calme, les révoltés du Strasbourg-Paris campent sur leurs positions. Bien après la fin du bruit originel, les imitateurs s’en donnent encore à cœur joie. Les regards courroucés fusent. Le Voyageur, téméraire, entame la chronique de Pierre Georges. La pauvre brassière se demande si elle verra sa deuxième manche achevée, et entreprend d’ores et déjà de s’habituer à cette amputation prénatale.

Enfin, les premières maisons de la banlieue défilent de part et d’autre du train et la salle non-fumeurs voit avec un sensible soulagement le dénouement approcher. Les Garçons ont reniflé le changement d’atmosphère et s’agitent, eux aussi.

Arrivent Pantin, l’avion du Zénith, queue en l’air, la Cité des Sciences et de l’Industrie, la gare de l’Est. La brassière gît déjà, inachevée, dans un sac, le Monde est replié, la Mère se bat avec la grenadine, les billes, les blousons, la voiture qu’il faut remorquer, les papiers d’emballage à destination de la poubelle et le mannequin de plastique qui nécessite une très grande attention, ses munitions pouvant sauter à la moindre secousse. Le train ralentit, des gens se lèvent déjà, le Vénérable descend la valise sous le regard inquiet de sa femme, mais ses vertèbres tiennent encore pour cette fois-ci. L’arrêt est si doux que le Voyageur en est presque déçu. Il s’était préparé à garder son équilibre et n’a pas eu à le faire.

La salle non-fumeurs pose enfin, avec une joie non feinte, le pied sur le quai et se dirige avec un bel ensemble vers la sortie, et chacun vers son destin. Un instant, le Voyageur essaie de voir qui attend qui, par curiosité, c’est un curieux. Sa propre vie le happe, le métro, la tronche des usagers (dans sa tête, il les appelle « les usagés »). Il se rend compte qu’il ne doit pas être bien gai non plus. Vaguement fatigué. Amorphe. Le train lui fait toujours cet effet-là. Il change à Opéra. Dans la rue la valise est lourde à son bras, il ne lève même pas la tête vers la fenêtre. Il arrive devant sa porte, cherche ses clefs, sonne à tout hasard. Il ne prévient jamais de son arrivée, mais elle l’attendait. Elle est là, ne parvenant pas à être stricte dans un tailleur gris, soutien-gorge, mèche en bataille ou savamment décoiffée, va savoir avec elle, yeux rieurs et petite bouche gourmande. Elle se retient de lui sauter dans les bras tout de suite, connaît le cérémonial, le laisse entrer, déposer sa valise. Enfin, n’y tenant plus, elle l’embrasse. Le Voyageur qui ne voyage plus lui rend son baiser de mauvaise grâce. Il ne s’habitue pas à voir sa propre porte s’ouvrir sur son coup de sonnette. Alors, elle gaffe. Elle prend une voix douce et demande d’un air caprice :

— Dis, tu me fais un bébé ?

D’ordinaire, il sait que ça ne veut pas dire ce que ça signifie. Mais aujourd’hui, l’image des Garçons meuglant tombant hurlant lui repasse devant les yeux et il voit rouge. Il la pousse jusqu’au palier, referme la porte sur son air ahuri, s’adosse au vantail et respire un grand coup.

Il l’a échappé belle.

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