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La place du mort
lundi 2 mai 2022, par
Une courte histoire de mensonge.
Armé d’un stylo rouge, le Voyageur corrigeait consciencieusement sa copie. Un toussotement lui fit lever la tête. La première chose qu’il vit de sa voisine fut son genou (il avait quasiment le nez dessus), et ce genou était très agréable à regarder. Il est si rare de trouver de beaux genoux. C’est souvent ce qui pèche dans une silhouette féminine. La mode des jupes courtes encourage, hélas, des jeunes femmes qui auraient pu être délicieuses à exhiber cette partie de leur anatomie, et tout le plaisir que l’on pourrait trouver à les voir en est gâché. Il exécrait les rotules disgracieuses.
Il ramassa fiévreusement toutes ses paperasses. Il dut reconnaître qu’il s’était un peu étalé, mais les tables sont si petites dans les trains.
La jeune femme avait déposé ses bagages au départ de la gare de Lyon, et avait filé immédiatement au bar. Il en avait sournoisement profité pour s’approprier tout l’espace vital disponible.
Elle se pencha en s’asseyant en face de lui, et murmura doucement :
— Vous savez, j’ai lu tous vos livres.
— Vraiment ? Même le tout dernier ?
Il s’étonnait lui-même. Lui, si empoté d’habitude, avait répondu du tac au tac, sans la moindre trace d’embarras, sans rougir ni bafouiller. Même le visage qu’il avait découvert tout en lui parlant, extrêmement séduisant, ne lui avait pas fait perdre ses moyens. La conversation s’engagea donc de façon tout-à-fait naturelle, et il ne virent pas le temps passer.
Quand on annonça l’arrivée à Lyon, elle lui demanda dans un souffle :
— Quand repartez-vous ?
— Ce soir... Théoriquement.
Il se rendit compte, au moment où il prononçait le mot, de la grossièreté de son invite. Il ne se serait jamais cru capable de se comporter de la sorte. Elle lui donna l’adresse d’un petit restaurant près de Fourvière, pour le soir même. « Je viendrai. » affirma-t-il sans réfléchir. Il y pensa toute la journée. Ils se rencontrèrent devant la porte de l’auberge. Il faut dire qu’il était déjà passé un quart d’heure avant et, se rendant compte qu’il était le premier, n’était pas entré. Il était allé rôder dans les rues de Lyon.
Ils s’installèrent donc, et il ne fit aucun effort pour rendre sa conversation spécialement intéressante. Il s’abstint simplement de lui raconter quels petits boulots il avait dû faire pour payer ses études, et omit de lui infliger la liste de ses conquêtes. Comme dans le train, ils discutèrent agréablement.
Il se rendait compte qu’elle était belle, et qu’elle s’était pomponnée pour lui. Il en fut flatté. Elle se rappelait nettement quelle tenue il portait dans le train, et vit qu’il était passé à son hôtel pour changer de chemise et de cravate.
Il avait renoncé à enlever l’ombre de barbe qui bleuissait son visage, de peur de se couper, ce qui eût été ridicule. Il avait frotté ses chaussures avec un bout de papier toilette humide. Il s’était brossé les dents et avait inspecté ses ongles. Il s’était ensuite efforcé de se convaincre qu’il ne se passerait peut-être rien, qu’elle ne viendrait peut-être même pas.
Dans son appartement, elle lui montra un rayonnage de sa bibliothèque et murmura « tu vois, ils sont tous là » avant de s’éclipser dans la salle de bain.
« Fais comme chez toi ! » lui lança-t-elle à travers la porte.
Il ne savait pas quand il avaient commencé à se tutoyer, ni qui avait pris l’initiative. Il vit quatre livres du même auteur posés ensemble sur l’étagère. Il supposa qu’il s’agissait des siens. Il en prit un. Antoine Leclère. Jamais entendu parler. Il regarda la photo au dos. La ressemblance, en effet, était certaine. L’écrivain n’était pas son sosie parfait, mais l’aspect général de son visage rendait la même impression, et Il se douta, en voyant certains plis, qu’ils devaient bouger, sourire de la même façon. Il ouvrit le bouquin pour voir s’il était dédicacé, redoutant de devoir en signer un.
— Qu’est-ce que tu veux boire ?
— Je n’ai jamais aimé cette photo, sourit-il.
Il ne se sentait pas gêné, ni pris en faute. Il n’avait pas tremblé, pas tressailli. Il n’avait même pas sursauté quand elle avait surgi derrière lui et posé ses mains sur ses épaules. Il ne songea pas à ce qui se passerait si elle le démasquait maintenant. S’il lui prenait l’envie de comparer le cliché à l’original. S’il contredisait de façon flagrante la notice biographique de la jaquette.
« J’ai bu juste assez pour être bien », dit-il en se retournant.
Il l’embrassa comme à Hollywood. Elle lui rendit son baiser. Ils passèrent une nuit formidable.
Le Voyageur ne rata pas son train. Il était même arrivé à la Part-Dieu avec un bon quart d’heure d’avance. Les difficultés qu’il avait redoutées n’avaient pas eu lieu. Elle ne lui avait pas posé de question, n’avait pas exigé de le revoir, n’avait pas demande son numéro de téléphone, ne lui avait pas fait de bruyante déclaration. Elle n’avait pas demandé « comment c’était », ni fait de commentaire. Elle l’avait gratifié d’un baiser gourmand et l’avait laissé partir. Il ne s’était pas enfui comme un voleur. Il n’avait pas laissé tomber son portefeuille en prenant sa veste, et n’avait rien oublié.
Il avait filé à son hôtel pour récupérer sa valise et avait feint de ne pas remarquer le sourire narquois de la réceptionniste. Il avait demandé une facture. Assis au bar, dans son train qui roulait vers Paris, il essayait de s’expliquer avec sa conscience. Il n’avait pas mal agi, avait juste profité d’une occasion que la Providence lui avait envoyée. La jeune femme avait passé la nuit avec son écrivain préféré, et il y avait peu de chance qu’elle fût un jour détrompée. Cela resterait pour elle un souvenir un peu spécial, une aventure excitante qu’elle raconterait à ses copines, ou garderait pour son journal intime. Il avait réalisé un de ses rêves, sans doute. Un fantasme, au moins. Il ne voyait pas ce qu’il y avait de mal à cela.
« Mort d’Antoine Leclère ». Le titre, lu rapidement dans le journal de son voisin, s’imposa à lui alors qu’il commençait juste à se ragaillardir. Il se pencha, très impoliment, pour lire la suite de la courte notice.
« Le corps du jeune écrivain au destin prometteur a été découvert hier soir par sa femme de ménage. Il aurait été foudroyé par un accident cardiaque, et serait mort presque immédiatement, sans trouver la force d’appeler. Son œuvre ... »
Il retourna à sa place en titubant, et le mouvement du train n’était pas seul en cause. Il sortit machinalement le rapport qu’il devait terminer de corriger pour lundi sans faute, mais fut incapable de s’y mettre.
Il fut l’un des premiers à descendre du train, rentra directement chez lui et passa un long moment sous la douche.