Accueil > Des nouvelles de Fred > Nouvelles > Le coup du lapin


Le coup du lapin

lundi 2 mai 2022, par Frédéric Urbain

Cette nouvelle a été publiée dans le cadre du Ray’s Day, un hommage que plusieurs auteurs rendent à Ray Bradbury le jour de son anniversaire, le 22 août.

Elle est placée sous licence CC-0, c’est-à-dire que vous êtes libre de la diffuser, la modifier, l’adapter, comme bon vous semble.

Les personnages sont ceux de mon roman Vieux flic et vieux voyou.


Maxime descendit cinq minutes avant l’heure annoncée. Toujours très élégant, il avait juste ajouté à sa tenue un panama pour se garantir du soleil. Il s’installa au premier rang.

Lucien n’avait pas souhaité l’accompagner. L’ancien commissaire avait placé sa chaise de jardin favorite sous un vieux marronnier du parc, loin du bruit, pour relire Pennac une énième fois.

Quand on avait placardé les modestes affiches du spectacle de magie dans les couloirs et les ascenseurs de la maison de retraite, quelques pensionnaires perfides étaient venues titiller Maxime, roses de joie malsaine.

—  C’est vous qui serez sur scène, M. Maxime  ? Vous allez nous éblouir avec vos merveilleux tours  ?

Le vieux prestidigitateur avait répondu que non avant de s’éclipser rapidement.

Lucien l’avait morigéné.

—  Tu ne pouvais pas les envoyer chier, non  ? Ça vient minauder pour se foutre de toi, avec des sous-entendus plein la bouche, et tu te laisses faire. C’est pas ton nom, sur les affiches  ! Je t’enverrais ça chez l’ophtalmo, moi.

Maxime n’était pas aussi prolixe que son ami qui avait toujours en réserve une anecdote prête à sortir, une indignation prête à jaillir, une imbécillité contre laquelle ferrailler. Et surtout, le mystère qu’il laissait planer, voire qu’il entretenait, sur ses activités passées, intriguait. Pourtant, quand on l’interrogeait sans arrière-pensée, il partageait volontiers ses expériences, sans occulter son passé de pickpocket et ses périodes passées à l’ombre. Il lui arrivait même de faire des démonstrations de close-up, faisant apparaître ou disparaître toutes sortes d’objets sous les yeux de l’assistance. Il évitait cependant de faire les poches au sein de la Pinède, même pour plaisanter. Tout le monde ne goûtait pas ce genre d’humour, et il pouvait le comprendre. Il s’agissait pourtant d’une manie chez lui, presque d’un automatisme, et cette retenue devait être un effort de tous les instants.

Il n’y avait pas de rideau. Le magicien monta sur scène et se contenta d’attendre que les conversations cessent. Sans rien dire, il capta l’attention. Il se présenta d’une voix chevrotante et fit monter son assistante qui s’avança pour faire une révérence.

Elle était un peu boudinée dans une robe longue en lamé rouge et or. Malgré la chaleur, on devinait qu’elle portait dessous un de ces collants épais qu’utilisent les artistes de cirque et de music-hall pour unifier l’aspect de leur peau, masquer taches et cellulite, et cacher les sous-vêtements.

L’homme, quant à lui, arborait une veste tendue par son estomac proéminent, elle aussi rouge et or, sur une chemise blanche à jabot. D’impressionnantes bacchantes constituaient son attribut le plus remarquable. D’un blanc laiteux comme sa chevelure un peu longue, elles remontaient sur ses joues.

Tous deux étaient probablement plus âgés que les plus jeunes pensionnaires de la Pinède. En costume de ville, ils auraient pu se mêler à leur public sans attirer l’attention. Mais sur scène, leurs dos étaient droits, leurs gestes assurés, leurs courbettes impeccables.

Les tours commencèrent, classiques, réalisés sans originalité mais avec un parfait professionnalisme. Une colombe fit jaillir quelques éclats de voix en déployant ses ailes. Un lapin, blanc comme neige lui aussi, sortit d’un chapeau haut-de-forme, et Maxime dut chercher loin dans sa mémoire pour se rappeler quand il l’avait vu faire pour la dernière fois.

La scène était montée dans le parc, en plein air, et orientée au sud. Les artistes avaient donc le soleil en plein visage, projecteur implacable, et ne voyaient pas plus la «  salle  » que s’ils avaient joué dans un théâtre plongé dans l’obscurité. Leur visage ruisselait, la poudre de riz poissait. Soudain, alors que le prestidigitateur faisait glisser deux longues épées l’une contre l’autre, un gros cumulo-nimbus masqua l’astre du jour, et la luminosité baissa brutalement. L’homme resta interdit, posa ses épées, et alla au fond de la scène couper la musique. Un grand silence se fit.

Posément, sans se presser, l’illusionniste descendit de scène et vint se placer devant Maxime. La salle murmurait. Alors, l’artiste, qui avait été quasi muet depuis le début de son spectacle, prit la parole d’une voix forte.

—  Mesdames, messieurs, cher public, vous ne saviez peut-être pas que vous aviez pour voisin l’un des maîtres de ma profession, un exemple pour beaucoup de mes pairs. Monsieur, je suis enchanté, ajouta-t-il, ce qui était la moindre des choses pour un magicien.

Il entama une courbette très exagérée, et dans un effort qu’on devinait important, finit par mettre un genou à terre. Son articulation craqua, et toute la salle, qui ne connaissait que trop bien les soucis de l’arthrose, grimaça de sympathie. D’un geste ample, il fit jaillir de sa main un bouquet multicolore, en pur plastique de Chine, et l’offrit cérémonieusement à Maxime.

—  Cher maître, poursuivit-il, nous serions très honorés si vous nous faisiez l’honneur de venir dans notre coffre aux épées. Linda vous cédera sa place avec plaisir.

La salle fixait Maxime, elle était suspendue à ses gestes. Il se leva de sa chaise en PVC, tendit la main, dans un mouvement très élégant, pour aider son admirateur à se relever avec un bon sourire, posa tranquillement son panama sur son siège, et se dirigea d’un pas assuré vers la scène.

—  Sous vos applaudissements  ! lança Linda qui n’avait pas encore ouvert la bouche.

Emmanuelle, l’économe de la Pinède, cria un « bravo  ! » et tapa des mains, lançant la claque comme une pro. Maxime, très à l’aise, salua, et fit tourner le coffre aux épées sur ses roulettes pour en montrer toutes les faces au public. Puis il ouvrit la porte et s’y installa. Il y fut enfermé, le coffre fut verrouillé grâce à ses trois serrures, Linda l’entoura d’une chaîne solidement fixée par un énorme cadenas.

Alors, le magicien, qui était parti au fond de la scène, en revint avec un gros panier d’osier dont dépassait une douzaine d’épées. En n’oubliant pas de les choquer l’une contre l’autre dans un terrible bruit de ferraille, il enfonça les lames, une à une, dans le coffre. Quand il poussa l’avant-dernière, on entendit un grand «  aïe  », à peine étouffé par le capitonnage. Le magicien s’arrêta tout net. La salle était pétrifiée, subjuguée.

—  Pardon, maître, l’émotion… dit le magicien en collant sa bouche au coffre truffé de métal.

Puis, rrrrran  ! il finit de pousser l’épée de toutes ses forces. Une dame se pâma dans l’assistance et Emmanuelle se porta à son secours. L’artiste passa la dernière épée, et refit faire un tour complet au coffre, qui était hérissé, transpercé, traversé en tous sens.

Puis, aidé de Linda, il entreprit de retirer rapidement toutes les lames  ; on défit le gros cadenas, la chaîne, on ouvrit les serrures, on ouvrit la porte… et Maxime apparut, frais comme une griotte, aussi à l’aise que s’il venait d’aller chercher son journal au village. Il salua. Ce fut un déluge d’applaudissements. Maxime poussa les deux artistes vers le devant de la scène pendant que lui-même se reculait d’un pas, et invita la salle à redoubler ses bravos. Plusieurs spectateurs se levèrent.

Une fois le délire calmé, Maxime fit quatre bises à Linda, serra la main du prestidigitateur, et entreprit de quitter la scène.

Alors, se ravisant, il revint vers les artistes et sortit de sous sa veste l’adorable petit lapin blanc, qu’il leur restitua avec la plus grande douceur.

Partagez cette page