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Le sourire de la mariée

dimanche 22 août 2021, par Frédéric Urbain

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«  Loupé  », se dit Fred en entrant dans le parc du château.

Il avait dit à Florence, son épouse, qu’il préférait partir «  un peu juste  » pour ne pas arriver en premier. Il trouvait angoissant d’être là avant tout le monde, et ne savait jamais quoi faire en attendant les autres. Manque de pot, aucun embouteillage ne l’avait forcé à ralentir, pas la moindre perturbation sur le chemin. Il se rendait bien compte qu’aucun invité n’avait encore passé la porte. Les employés étaient occupés à en griller une dans le parc en devisant joyeusement. Les entendant progresser dans l’épaisse couche de gravier de l’allée, l’un des fumeurs se détacha du groupe pour les accueillir.
«  Bonsoir  ! Bienvenue au château d’Eaubonne  ! Les mariés ne vont pas tarder, c’est encore un tout petit peu tôt pour eux  » leur annonça-t-il en levant les yeux vers le ciel. La lumière du soleil couchant empourprait les nuages.

Après une courte attente, déjà gênante, Gilbert, son copain de l’école, apparut sur le perron aux côtés d’une dame blanche qui devait être, évidemment, sa nouvelle compagne. Les héros de la soirée descendirent deux volées de marches pour les saluer chaleureusement. Le mariage avait eu lieu pendant le confinement, en comité restreint, et la fête, maintes fois repoussée, était pour ce soir. Cela donnait cette situation irréelle où la jeune femme allait rencontrer pour la première fois un grand nombre des invités.

Fred ne put retenir une petite pointe de jalousie en découvrant le couple. Pas tellement à cause de la jolie femme que son pote avait réussi à dégotter Dieu sait où, magnifique si on aime le côté mince et pâle, mais surtout en le revoyant, lui.
«  Bon sang, se dit-il, il a très exactement le même âge que moi  ! Mais regardez-moi ça  ; il se tient droit, il a l’air de n’avoir mal nulle part, il n’a pas un gramme de graisse… Et cette démarche… Souple. Féline. On dirait qu’il survole ce foutu escalier. Regarde son visage, purée  ! Il n’a pas une seule ride  ! Pas de couperose  ! Pas de poches sous les yeux  ! Il doit se faire botoxer, sont fous de ça dans la pub.  »

Les autres arrivèrent par petits groupes élégants, bien décidés à s’amuser. En raison de la diversité des origines, on fit les présentations. Quelques membres de la famille étaient montés de Province et se retrouvaient avec joie après la parenthèse de la pandémie. Les amies de la mariée constituaient un groupe identifiable, étrangères diaphanes au physique admirable, dont le regard de fauve vous mettait bizarrement mal à l’aise. Certaines semblaient toutefois troublées par la grandiloquence du lieu. L’une d’elles fut carrément incapable d’entrer. Tuyaara lui prit la main pour lui faire franchir le seuil, lui expliquant pour la rassurer qu’elle avait loué le château pour la nuit et s’y trouvait donc temporairement chez elle, apte à inviter qui elle voulait.

On s’égailla dans le parc en attendant de passer à table, profitant des dernières lueurs du jour qui baissait maintenant très vite. L’organisateur des festivités en profita pour attirer Fred à part.
«  Pardonnez-moi, j’ai un service à vous demander. Voyez-vous, j’avais sollicité un copain du marié, Stéphane, pour faire un petit discours, mais le malheureux a attrapé le covid et ne pourra pas être des nôtres.  »
Il fit une grimace de circonstance.
«  Il m’a dit que vous étiez un vieil ami, vous aussi, que vous alliez à l’école ensemble tous les trois, et que vous pourriez le remplacer au pied levé. Est-ce que je peux maintenir ça dans le programme  ?  »
Fred fut déstabilisé. Mécontent. Agacé. Contre Stéphane qui lui jouait un sale tour, mais aussi contre lui-même, parce qu’il savait qu’il allait accepter. Il était faible.
« Laissez-moi quelques minutes pour y penser », bafouilla-t-il, essayant de sauver un peu de dignité.
«  Vous comprenez, c’est assez soudain.
— Je m’en doute. Prenez le temps. Transmettez-moi votre décision pas trop tard, pour que je m’organise. J’ai aussi le pâtissier qu’il a fallu remplacer au dernier moment. Merci.  »

Flo le rejoignit, délaissant un groupe qui débattait sur les origines de Tuyaara — slaves ou transylvaines  ? on savait que Gilbert s’était rendu plusieurs fois dans les Carpathes.
«  Pourquoi tu n’as pas dit oui tout de suite  ? Tu le feras, de toute façon.  »
Non seulement elle le connaissait par cœur, mais elle ne tournait pas autour du pot, comme d’habitude. Il eut un geste d’irritation.
«  Je voudrais bien t’y voir. On se connaît depuis trente-cinq ans, mais finalement on ne se voit que de temps en temps, on se donne des nouvelles. Pas comme avec Stéphane. Ils sont restés intimes. Les deux doigts de la main. Toujours fourrés ensemble. Le Grand aurait sorti plein d’anecdotes sympas de son chapeau, sans effort. Il aurait fait chialer l’assistance. Moi, je suis sec comme un vieux Palmito. Je ne sais même pas comment Gilbert et Tuyaara se sont rencontrés.
— Bah, tu broderas, tu feras le clown, tu amuseras la galerie. Comme dans les comédies romantiques d’Hollywood.
— Ouais, ben justement. Si tu te souviens, quand le gars fait un laïus sur le marié, il met les pieds dans le plat en révélant des secrets innommables, ce qui pète le mariage. Je ne saurai pas quoi dire, je vais bafouiller, je serai nul.
— Eh, tu veux bien arrêter de te lamenter, Hugh Grant  ? Tu écris des trucs, tu donnes des conférences, tu ne vas pas te prendre la tête pour parler dix minutes devant quarante personnes. Va voir ce pauvre gars avec son programme qui s’écroule de partout, et dis-lui que tu causeras.  »

L’autre ne se le fit pas dire deux fois. L’entrée à peine servie, il se glissa derrière Fred et lui chuchota «  je vous lance dans deux minutes  ». Le pauvre remplaçant vit immédiatement la scène : on allait l’attraper par le col et le jeter sans ménagement au milieu des tables pour qu’il se fasse déchiqueter par la meute. Quand son nom fut prononcé dans le micro, il n’avait plus un poil de sec. Il se renversa un peu de Badoit sur le menton, repoussa sa chaise et commença, pour son malheur, à improviser autour de l’idée qui lui était venue.

«  Chers amis, chères ami-yeus, nous sommes réunis pour fêter l’union de Gilbert et de Tuyaara. C’est Stéphane qui aurait dû faire le mariole devant vous ce soir, mais on ne peut pas compter sur ce type-là. Il a inventé une histoire de réanimation dans un hôpital à court d’oxygène, aux mains d’une équipe médicale épuisée, pour se défiler. Si ça se trouve le veinard aura droit à une transfusion ! »
Ça rigola un peu jaune dans l’assistance, il se dit qu’il avait peut-être commencé trop fort et essaya de rattraper le coup avec une bonne vieille blague bien lourde.
« Je ne pourrai pas vous dire grand-chose de la mariée, que je n’avais malheureusement pas croisée avant ce soir — ce ne serait peut-être pas toi qu’elle épouserait, vieux  ! (rires) — mais j’en sais assez sur Gilbert. C’est simple, il a toujours été attiré par les créatures surnaturelles  ! Il a pris son temps, cherchant dans les grimoires, les romans fantastiques… et les séries télé (rires) celle qui partagerait sa vie pour toujours. On dirait qu’à force de fréquenter le monde de la nuit, il a fini par rencontrer sa chimère, ou alors c’est elle qui l’a attrapé, on ne sait plus bien, pour faire de lui sa victime. Mais cette partie-là ne nous… regarde pas  !(rires) Elle se passe au pieu ! » (moins de rires ; dommage, se dit-il, tout le monde n’a pas chopé le jeu de mots)
« Je les imagine, célèbres aussi bien dans les allées du Père Lachaise que dans les insondables dédales des catacombes où ils organiseront de sombres fêtes. On les verra courir, longtemps après nous, par les rues de Paris ou sous la Lune de Bourbon Street (purée, encore une référence trop obscure, personne ne va l’avoir). Car je vous le dis, en vérité (vas-y, donne dans la facilité, te gêne pas pour moi), ces deux-là seront éternels  ! On n’a pas fini de les craindre, (voix caverneuse) surgissant de l’obscurité pour épouvanter les pauvres voyageurs du train-fantôme de la vie. Bouh ! »
Il leva son verre.
« Buvons à leur bonheur, qu’ils vont, à n’en pas douter, croquer à pleines canines, du moment que c’est sans ail ! »
Il ne s’était pas prédit une tempête d’applaudissements. Question style, il n’y avait pas de quoi pavoiser, mais bon, eh ! c’était de l’improvisation. L’artiste travaille sans filet ! Néanmoins, le silence lui fut un affront. Il leva son verre et brailla, comme s’il avait trop bu :
« Vivent les mariés ! Vivent les mariés ! ».
Le personnel lança vaillamment la claque et tout le monde finit par se lever en tapant des mains et en portant force toasts. Il s’éclipsa en direction des toilettes, les aisselles trempées et les jambes flageolantes. Au sous-sol, il négligea les lieux d’aisance et s’égara sous les voûtes. Tout au fond, dans une petite pièce, il trouva sacs, vêtements, chaussures, à n’en pas douter l’endroit où le couple s’était changé. La minuscule lucarne était soigneusement oblitérée par d’épais rideaux noirs. Il y passa quelques minutes avant de remonter, pour s’apercevoir que la plupart des convives avaient noyé le souvenir de sa pitoyable intervention, qui dans les effluves du Bordeaux, qui grâce aux arômes du magret. La soirée se poursuivit, bon enfant. Quand Flo, fatiguée, lui proposa de rentrer, il salua presque à regret, oubliant qu’il avait été à deux doigts de s’enfuir quelques heures auparavant.


Fred se réveilla douloureusement. Il avait la nuque raide.
« C’est bien la peine d’être à la tisane si c’est pour avoir la gueule de bois », se dit-il. Il tenta de se mettre sur le côté, mais en fut incapable. Quelque chose clochait. Il n’était pas libre de ses mouvements. Il était couché sur une surface dure. Dure et froide. L’air sentait la terre humide. Ses poignets étaient entravés. Ses chevilles aussi. La panique survint, soudaine.
« Mais où est-ce que je suis, putain ?
— Tu es chez moi. Chez Tuyaara et moi, en fait.
— Gilbert ? C’est toi ? C’est quoi, cette blague ?
— Malheureusement, j’aimerais bien que ce soit une plaisanterie. »
La silhouette de son ami sortit de l’ombre. Son visage était éclairé par en dessous, comme dans un vieux film de Béla Lugosi. Il était encore plus pâle que lors de son repas de mariage.
« Ah ah, c’est drôlement réussi, tu me fais flipper pour de bon, là, tu sais.
— Si tu avais pu flipper un peu plus tôt, au point de fermer ta grande gueule, ça m’aurait drôlement arrangé. Tu aurais pu refuser de le faire, ce discours.
— Ben, tu sais bien, je ne perds pas une occasion de me mettre en scène. Je suis un vieux cabotin.
— Pourtant, tu avais de bonnes raisons de t’abstenir.
« On se connaît depuis trente-cinq ans, mais finalement on ne se voit que de temps en temps, on se donne des nouvelles. »
— Mais c’est ce que j’ai dit à Flo ! Nous étions dehors, tu étais dedans, avec la musique et tout. Comment as-tu pu nous écouter ?
— Je ne vous ai pas écoutés, je vous ai entendus. Je capte le bruit d’un battement de cœur à deux cents mètres, désormais, tu sais. Je cours plus vite qu’un guépard. Je t’ai descendu du deuxième étage sur mon épaule pour t’amener ici, en passant par la façade de ton immeuble. Et tu pèses ton poids, mon salaud.
— Mais alors c’est vrai ? Tu es un… Tu en es ?
— Eh oui. Mon cousin — lui aussi, je l’ai entendu — s’interrogeait, très élégant, sur ma différence d’âge avec Tuyaara. Il y en a une, mais pas celle qu’il croit. Elle a quatre cents ans de plus que moi !
— Bon sang, c’est incroyable ! Quelle histoire, dis donc ! Et alors, tout est vrai ? Je veux dire, le cercueil, les miroirs, les pieux, tout ça ? Pas le coup de la chauve-souris, quand même ? »

Gilbert eut un moment d’arrêt. Il leva les yeux au ciel, stupéfait.
« Je suis en train de te dire que je suis un super-prédateur, que je bois du sang humain pour me nourrir, et toi tu es attaché là sur une stèle de pierre, dans une crypte, et tu veux qu’on tape la discute tranquillement ? Tu te crois sur Wikipédia ? Tu ne vois pas comment ça va se terminer ?
— Oui, OK, j’ai compris, mais il n’y a pas le feu. L’aube est encore loin. Sinon tu l’aurais déjà fait, pas vrai ?
— Il m’a semblé que je te devais bien une explication. Quand Tuyaara m’a converti, elle m’a expliqué que ce serait ça, le plus dur : considérer les mortels comme de simples proies. Plus compliqué que de renoncer à la chaleur du jour. Elle m’a même annoncé que j’aurais sans doute à tuer mes anciens amis, des membres de mon ancienne famille. C’est arrivé plus vite que prévu, hélas.
— Mais tu n’es pas obligé de me buter. Bon, me transformer, ce serait cool, seulement comme tu es nouveau dans le business, j’imagine que ce ne serait pas super bien vu. Je crois que le concours d’entrée est un peu sévère. On pourrait trouver un autre compromis. Je pourrais être ton Igor, tu vois le genre ? J’ai tout lu Ann Rice, J’ai vu tout Buffy. Même Polanski, quand il était encore fréquentable ! Je suis incollable ! Ah, on ferait une sacrée équipe !
— Ça me sidère. Je m’attendais à tout, des cris, des suppliques, des larmes, mais pas à une candidature spontanée.
— Pourtant, si tu réfléchis, c’est assez logique. Avec tout ce qu’on a bouffé comme littérature fantastique, on s’est dit quand même assez souvent que ce serait chouette d’être… comment dire… du bon côté des crocs ! Non ? Toi aussi tu en as rêvé, avoue. Sinon, d’ailleurs, tu n’aurais pas cette face de cire, à l’heure qu’il est.
— Eh bien là, ce n’est plus possible pour toi. Pas avec le bordel que tu as mis avec ton petit speech.
— Quoi ? Tu ne vas pas me faire croire que j’ai convaincu quelqu’un en racontant mes âneries ?
— Tu ne te rends pas compte ! Parmi mes potes, il y a le gratin du milieu gothique parisien. Des experts ! Tu leur as mis la puce à l’oreille ! Ils ont passé le reste de la soirée à nous observer ! Ils ont bien vu que nous ne mangions pas, que nous ne vidions pas nos verres. Certains ont même essayé de faire durer la fête jusqu’à l’aube, pour voir ce qu’il nous arriverait quand les premiers rayons du soleil traverseraient les vitres. Il a fallu les virer in extremis à cinq heures du matin ! Une copine de Tuyaara, tu sais la grande blonde, a failli passer en mode berserk et saigner tout le monde !
— C’est vrai qu’elle a l’air d’être dangereuse.
— C’est une Russe ! Elle a dézingué la moitié de l’armée allemande à Stalingrad ! Toi, je suis allé te sédater dans l’urgence pour qu’on s’occupe des plus dangereux en premier, mais il y en a déjà qui sont partis de chez eux, d’autres qui se sont retranchés avec des provisions de crucifix et d’eau bénite. Ça va être chaud de les déloger, crois-moi. Et moi je vais ramer pour réintégrer la communauté.
— Ah ! Tu te retrouves dans le rôle du stagiaire qui a filé le fichier client à la concurrence ! Tu dois avoir un sale commentaire sur ton rapport. Une tache dans ton dossier pour l’éternité ! Et c’est long, surtout vers la fin !
— Tu es encore en train de faire le malin ?
— Je me suis toujours demandé comment je réagirais face à… quelqu’un comme toi. Bon, OK, j’ai aussi réfléchi à ce que je ferais en cas d’apocalypse zombie, de rencontre du troisième type, tout ça… Mais là, sérieux, imaginer que tes nouveaux petits copains vont passer les trois cents prochaines années à te reprocher d’avoir organisé ta petite fête, là, ça me fait quand même drôlement marrer, faut avouer.
— Tu sais quoi ?
— Quoi donc ? »
Gilbert retroussa les lèvres sur ses canines qui poussaient à vue d’œil.
« Finalement, ça ne va pas être si déplaisant que ça, de te tuer. »

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