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La marche de l’empire

mardi 22 août 2023, par Frédéric Urbain


Nouvelle inédite, sous licence CC-0, à l’occasion du Ray’s Day 2023.

— Alors, voyons. Manteau brun, pantalon vert, bonnet rouge, chaussures jaunes. C’est forcément lui.

— Hum. Je ne peux pas voir les pompes. Purin, le mec pourrait tondre sa pelouse, quoi !

Manu leva les yeux au ciel. Les jurons de son ami étaient toujours pleins d’originalité.

— Bon, vas-y. Je t’attends dans la caisse, prêt à partir.

— Pourquoi moi ?

— T’as pas le permis, je te rappelle. C’est toi le fantassin de l’équipe.

— Bon, OK, grommela Salim en descendant de la Zoé.

— Et regarde bien les godasses. Cette herbe haute est peut-être un piège pour que tu te trompes.

Une minute après, Salim remontait en voiture après avoir jeté quelque chose sur le siège arrière.

— Démarre !

Manu enfonça l’accélérateur. Il tourna au hasard dans les rues, un coup à droite, un coup à gauche, jetant des regards nerveux à son rétroviseur. Enfin, sûr de ne pas avoir été suivi, il se gara et éteignit les phares.

— Alors ?

— J’y vois rien. Qu’est-ce que je cherche ?

— Un code. Je ne sais pas sous quelle forme.

— Une étiquette blanche récemment collée avec un long numéro ?

— C’est ça ! C’est forcément ça ! Lis-le moi, je le rentre dans le site du jeu.

— Attends.

Salim tendit la main pour allumer le plafonnier de la Zoé. Manu lui tapa sur les doigts.

— Sers-toi de la loupiote de ton portable ! Tu vas nous faire repérer.

Salim, tout en maugréant que le coin était désert, s’exécuta.

Manu préférait éviter de lui dire que la Zoé n’avait plus la même autonomie que quand elle était neuve. Il n’avait pas prévu que la première étape serait si loin de chez lui et que le jeu se déroulerait de nuit. Il allait devoir économiser la batterie pour aller au bout.

— OK, le site m’a donné de nouvelles coordonnées. Mets-les dans ton GPS.

— Pourquoi pas celui de la voiture ?

— Euh… On s’approchera peut-être à pied pour plus de discrétion.

— OK. On retourne replacer le nain de jardin et on y va.

— Non ! On ne le remet pas en place.

— Comment ça ? Et comment feront les autres ?

— Justement ! Si le nain n’y est pas les autres ne pourront pas le trouver et donc pas finir le jeu. C’est nous qu’on va gagner, frérot !

— C’est fair-play, ça ?

— Le règlement dit que tous les coups sont permis, dans les limites de la légalité et de la sécurité des personnes.

— Ben, justement, voler des nains de jardin, c’est pas légal.

— Mais là, c’est dans le cadre du jeu. Les propriétaires des nains sont OK avec ça. Allez, assez parlé, on perd du temps.

Ils étaient arrêtés à un feu rouge quand un van stoppa au ras du pare-chocs de la Zoé. Il passa en pleins phares, aveuglant Manu par tous les rétros. On entendit un craquement de haut-parleur et une voix furieuse les apostropha à plein volume.

— Eh, vous, là ! Rendez-moi mon nain de jardin !

— Oh guano, c’est le proprio ! Qu’est-ce qu’on fait, Manu ?

Sans attendre que le feu passe au vert, Manu démarra sur les chapeaux de roues. Le van fit hurler ses pneus et le suivit, rattrapant rapidement la petite auto. Tout en les poursuivant, il continuait de brailler dans sa sono : « Rendez-moi mon nain de jardin ! ».

Manu tourna sec dans une petite rue. Le van ne put pas négocier un virage aussi serré, surtout à cette vitesse, et continua tout droit. Profitant de son avantage, la Zoé s’engagea dans un entrelacs de minuscules artères, en priant pour ne pas se faire coincer par un sens interdit. Au point où il en était, Manu l’aurait pris, de toute façon. Il finit par retrouver une allure plus modeste, et demanda à Salim de le rediriger vers le prochain nain de jardin.

***

— C’est encore loin ? demanda Manu pour la dixième fois, le nez sur le compteur.

— Deux kilomètres, à peu près. Mais pourquoi tu as éteint tes feux ?

— Je passe en mode furtif. J’ai peur que l’autre cinglé nous retrouve. Et puis on y voit comme en plein jour, ici, avec ces lampadaires.

Trois cent mètres plus loin, une voiture de police sortait d’une rue adjacente et le chauffeur allumait son gyrophare pendant que la passagère leur faisait signe de se garer.

— C’est malin ! Avec tes phares éteints, tu vas prendre une prune !

— Mais non. Les flics sont dans le jeu, à tous les coups. Leur mission consiste à nous ralentir pour permettre aux autres de nous rattraper. Pourquoi planquer à cet endroit paumé de la banlieue, sinon ?

La portière droite de la voiture de police s’ouvrit et une jeune femme en uniforme en sortit pour s’approcher de la Zoé sans se presser.

— Tu vois ? Elle joue la montre.

— Monsieur ? Vous savez pourquoi nous vous arrêtons ?

Manu lui fit son plus beau sourire.

— Les phares, hein ? Je n’ai presque plus de batterie dans la voiture, et comme ici c’est bien éclairé, je me suis dit que je pourrais économiser un peu.

— Hum. C’est quoi, ce truc, sur le siège arrière, à côté de votre ami ?

Manu fit un clin d’œil appuyé à Salim dans le rétro. « Tu vois ? « articula-t-il silencieusement.

— C’est un nain de jardin, madame. Il appartient à un ami, ajouta-t-il en adressant une pensée au dingue du van. On le promène un peu, comme dans Amélie Poulain. Vous avez vu Amélie Poulain ?

— Et si j’examine ce nain de jardin, je ne trouverai rien de bizarre ? Pas de substance illicite, par exemple ?

Manu vit Salim pâlir dans le miroir. Ils n’avaient pas vérifié que le bonhomme de plâtre n’était pas piégé. Il se maudit d’avoir négligé cette éventualité. Si les scénariste du jeu avaient l’esprit aussi tordu que lui, ils y aurait mis quelques sachets de cannabis. Rien de trop compromettant. Juste de quoi passer quelques heures au poste, et permettre aux autres équipes de passer devant. La voilà, la réponse à son astuce. Lui qui s’était cru malin en subtilisant le nain ! Il décida de se montrer beau joueur.

— Nous n’avons pas pensé à vérifier quand on nous l’a confié. Jetons un œil ensemble.

À son grand soulagement, la policière exhiba une formidable torche électrique et ne lui demanda pas d’allumer le plafonnier de la Zoé. Toujours quelques watts de gagnés. Le nain de jardin se révéla creux, et vide. À l’exception d’un petit bidule que Manu identifia comme un traqueur GPS. Il comprit comment le cinglé au van les avait localisés. L’inspection du plancher de la voiture, au cas où un paquet en serait tombé, ne donna rien non plus. S’il y avait eu quelque chose, Salim l’avait perdu dans le jardin de la propriété où il avait ramassé le nain. Idem pour le coffre, la boite à gants, les poches des deux protagonistes. Ils furent donc invités à repartir. « Mais allumez-moi ces feux ! Si je vous recroise je ne serais pas aussi coulante. »

— C’est couillon, médita Manu, j’aurais bien collé le traqueur dans la voiture de police. La tronche de l’autre ! Ouvre-le et vire la pile. Maintenant qu’on l’a trouvé on va faire en sorte qu’il ne communique plus.

Ayant trouvé l’adresse du nain suivant, ils laissèrent la Zoé à distance et s’approchèrent à pied, comme prévu. Ils passèrent un moment à surveiller les alentours avant de se décider à franchir la clôture et à récupérer le nain de jardin. Au retour, perdant toute contenance, ils cavalèrent à perdre haleine, Salim serrant la figurine dans ses bras.

En arrivant près de la Zoé, ils découvrirent, appuyé contre l’aile gauche, un petit bonhomme chauve en costume trois-pièces, affublé d’une barbichette. Il portait à la main droite une chevalière dont le motif était le masque de Dark Vador. Si les deux compères avaient douté de son identité, le van était garé juste derrière la Zoé. Il parla sans élever la voix.

— Rendez-moi mon nain de jardin.

— OK, OK, temporisa Manu. Salim, mets celui-ci sur le siège et rends son bien à monsieur.

Il déverrouilla la voiture… et sauta au volant ! « Salim, monte ! » Pris par surprise, celui-ci plongea dans la Zoé qui démarra à fond de train. Manu prit le temps de faire un doigt d’honneur au propriétaire du nain qui courait déjà vers son van.

— Mais qu’est-ce que tu fous, mouscaille ?

— Tu ne pensais quand même pas que j’allais le laisser gagner si facilement, non !

Tout-à-coup l’énorme masse du van remplit ses rétros et de nouveau les pleins phares l’éblouirent. La sono crachait à plein volume une musique qu’ils reconnurent sans peine.

— C’est la marche impériale ! Caramel, on a carrément Vador au cul ! Fonce !

— J’ai déjà le pied au plancher !

— Je croyais que les bagnoles électriques avaient des accélérations foudroyantes ?

— Pas celle-là ! Et le niveau de batterie fond à vue d’œil ! Purée, il sort l’artillerie !

En effet, du haut du van étaient apparus deux canons de mitrailleuses qui étaient dirigés vers la Zoé. Ils se mirent à expulser, à haute fréquence, des billes de peinture qui recouvrirent l’arrière de la Zoé de fluide fluo.

— Il nous canarde au paint-ball !

Malgré tous ses efforts, Manu ne parvint pas à semer le van. Le tableau de bord clignotait rouge, lui enjoignant de se garer avant de tomber en rade. Il se laissa couler le long du trottoir et mis le frein à main. Le van stoppa derrière lui et le petit bonhomme en costume descendit, une batte de base-ball à la main. Il se mit près de la voiture et ouvrit la portière arrière. Salim protégea son visage de ses mains, s’attendant à recevoir un coup de batte. Mais l’homme attrapa son nain de jardin, retourna à son van et repartit sans un mot.

***

Manu se réveilla à l’hôpital. Salim était assis à côté de son lit. Sur une table trônait un énorme bouquet avec une carte « Meilleurs vœux de prompt rétablissement ».

— Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

— Relax. Tu n’as rien de grave. Tu nous as fait un malaise vagal lié au stress d’hier. Le toubib a souhaité que tu restes en observation mais tu vas sortir, tout va bien.

— Tu veux dire que je me suis évanoui… de peur ? Ouah, trop bien, le meilleur Grandeur-Nature de ma vie ! De qui viennent les fleurs ?

— Du propriétaire du van. Il n’a pas réalisé que tu étais dans les vapes. Il était désolé de l’apprendre ce matin. Il a fait nettoyer la Zoé à ses frais. C’était un PNJ [1]. Je le soupçonne d’être l’organisateur du jeu, en fait.

— J’espère qu’il en fera d’autres, c’était trop cool.

— Euh, moi je ne suis pas trop chaud ; pétard, on est à l’hosto, et il s’en est fallu de peu qu’on finisse en prison.

— La prison, un rêve de rôliste [2]. Imagine les campagnes qu’on doit pouvoir mener !

— Vache ! Tu es vraiment accro, toi !


[1Personnage Non Joueur

[2Joueur de jeu de rôle

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